Le festival de Cannes fête ses 70 ans… tout en faisant la révolution. Pour la première fois, figurent en compétition deux films produits ou achetés par Netflix, qui entend les réserver exclusivement à sa plate-forme. Et pour la première fois, donc, la Palme d’or pourrait ne pas sortir en salles…
De quoi provoquer la fureur des exploitants. Sitôt la sélection officielle rendue publique, le 17 avril dernier, la Fédération nationale des cinémas français (FCNF) a exigé que tous les films en compétition puissent être vus en salles et s’inscrivent «?dans la réglementation de notre pays, fondement de l’exception culturelle?». Autrement dit, Okja, superproduction fantastique du Sud-Coréen Bong Joon-ho, et The Meyerowitz Stories, comédie new-yorkaise à la Woody Allen signée Noah Baumbach, devraient d’abord être distribués dans les cinémas puis attendre trente-six mois avant d’être disponibles sur la plate-forme américaine de vidéo en ligne par abonnement (SVOD). Ce qui est hors de question pour Netflix?: «?A partir du moment où nos abonnés financent ces films, ils doivent être les premiers à les voir?», rappelaient ses dirigeants dans une lettre à leurs actionnaires en début d’année.
En l’absence d’accord, et pour calmer la grogne des exploitants, la direction du festival de Cannes a décidé de modifier son règlement… pour les prochaines éditions?: à partir de 2018, tout film qui souhaitera concourir en compétition devra s’engager à être distribué dans les salles françaises. Mais pour cette année, Netflix a bel et bien gagné la partie?: Okja et The Meyerowitz Stories restent en lice pour le palmarès… et ne seront visibles qu’en SVOD?(à partir du 28 juin pour Okja. La date de mise en ligne de The Meyerowitz Stories n’a pas encore été fixée).
6 milliards de dollars d’investissement annuel
Pour Netflix, la présence de deux de ses films en compétition du plus prestigieux festival de cinéma est une véritable reconnaissance artistique. Et témoigne de son poids croissant dans l’économie globale de l’audiovisuel, avec ses cent millions d’abonnés dans le monde entier… et ses 6 milliards de dollars d’investissement annuel dans le septième art et les séries. Quand Martin Scorsese ne parvient pas à trouver 100 millions de dollars auprès des studios hollywoodiens traditionnels pour tourner The Irishman avec Robert De Niro, c’est vers Netflix qu’il se tourne.
Autre conséquence?: la chronologie des médias propre à la France a du plomb dans l’aile. Si ce calendrier de diffusion des films (salles, puis DVD, puis chaînes de télé et enfin SVOD), conçu pour assurer le préfinancement des œuvres par chacun de ces diffuseurs, a permis de maintenir une industrie du cinéma dynamique dans notre pays, il apparaît dépassé à l’ère d’Internet. Nombre de producteurs, mais aussi des distributeurs puissants comme Vincent Maraval (Wild Bunch), demandent son assouplissement. Voire une remise à plat totale, pour s’adapter aux pratiques des plus jeunes, qui veulent pouvoir regarder un film sur leur ordinateur ou leur tablette, et pas forcément sur grand écran. Réduire le délai de diffusion en SVOD, voire autoriser les sorties simultanées en salles et en ligne comme aux Etats-Unis, pourrait permettre de lutter contre le piratage… et inciter Netflix à investir davantage dans les productions françaises. A condition, bien sûr, que le géant américain, adepte de méthodes ultralibérales, accepte de respecter les mêmes règles que ses concurrents — obligation de diffusion d’un quota de films européens, paiement des impôts, etc. On peut toujours rêver…
Samuel Douhaire – TELERAMA – 11/05/2017